En passant

Quel mâle de France ou d’Amérique n’a jamais rêvé de voir soudainement, par miracle testiculaire, le monde se mettre en branle autour de sa queue ? Quel président de la république n’a jamais imaginé faire tourner les rotatives des quatre coins du monde autour de sa paire de couilles ? Quels eunuques attachés de presse, journalistes à la botte, pigistes castrés pour cause de vétos chroniques, ne cultivent pas comme secrete ambition de voir tous les journaux du monde disserter gravement sur l’endroit où s’apposent leurs parties génitales ? Strauss-Kahn, lui, l’a fait.

Mondial éjaculat, planète pipe, globale fellation ou les nouveaux oriflammes d’une information complète sur le sujet. Vous ne manquerez rien : combien de surface de moquette fut découpée dans le Sofitel ? Strauss-Kahn était-il épilé de l’anus ? griffé du poitrail ? mordillé du bout du gland ? Nous voulons en savoir plus, une saine politique est à ce prix. Amis camés au shoot d’information hebdomadaire, venez prendre votre dose de Strauss-Kahn-info : le bracelet électronique comment ça marche ? Le gardien de la résidence de Strauss-Kahn est-il gay ? Strauss-Kahn fera-t-il jouir Anne avant le 6 juin ?

Après le shoot d’information Tunisie, le shoot Egypte, le shoot Lybie, le shoot Ben Laden (mort ou vivant c’est au choix comme le chat quantique de Schrödinger) c’est au tour du shoot Strauss-Kahn. Les camés de l’info lancent des débats en direct avec le masque blafard de Strauss-Kahn en fond d’écran. Le sujet du jour : les médias ont-ils fait leur boulot ? Et le spectateur ravagé devant son dernier écran plat de demander à Ginette : – tu crois qu’elle a pu le sucer à l’insu de son plein gré ? Pauvre Ginette qui ne su se faire entendre tant Manuel Valls bramait de tout son coffre pour défendre, hardi, hardi, la dignité de la fonction politique. Mais comment se fesse ? Comment peut-on tomber si bas, organiser des débats sans Strauss-Kahn et sans idées, autrement dit sans queue ni tête ? Vals se pose au moins la question.

Et la présomption d’innocence ? Le temps est révolu où nous étions tous pêcheurs, dégringolant en grappes, les couilles molles et les ovaires à zéro, du jardin des délices à cause des deux à poilistes qui se tripotaient forcément coupables dans les buissons de Dieu. Désormais, nous sommes tous présumés innocents. A-t-on analysé avec un peu de sérieux cet épineux changement, ce volte-face métaphysique ? Qui observera finement cette inversion de tendance : tous déclarés pêcheurs, tous présumés innocents ? Qui su ça avant les autres ?

Contrairement au tous présumés innocents des sociétés juridiques avancées, pierre philosophale de la pensance qui se pense elle-même, le tous présumés coupables des sociétés métaphysiques dépassées avait au moins pour vertu de faire de l’innocence une quête, le terme d’un effort. La créature pêcheresse devait gagner son innocence, prouver devant le très haut qu’elle méritait de convoler avec les chérubins à poil dans le ciel éthéré des néons post-mortem. Point d’innocence ici bas. Pour l’innocence, il fallait attendre. Strauss-Kahn, en attendant que la moquette ne parle (qui d’autre peut encore parler aujourd’hui ?), est présumé innocent mais ce n’est pas le seul.

Présumé innocent le journaliste qui compatit pour le sort d’une victime qui a eu le mauvais goût de ne pas filmer la scène de sa vie. Présumée innocente la juge américaine qui se prend pour Saint-Pierre avec son maillet de buis avant de s’envoler pour Saint-Barth avec son maillot de bain. Présumé innocent le journaliste qui su ça avant et qui recula ensuite ? Présumés innocents les gros cochons payés qui se vautrent aux repas filmés d’Ardisson pour écouter en gloussant le récit d’une journaliste violentée par un bip (bip m’a touché les seins, bip a voulu me retirer le jean… oh bip bip mon coyote). Présumés innocents tous les faiseurs de shoot informatif, les dealers du 20h, les camés du scoop, les accros du buzz. Présumés innocents les « philosophes-écrivains » qui ressaisiront la chose pour parader sur la liberté des anciens et la fellation des modernes le temps d’une croisière philo sponsorisée par des maisons d’édition corrompues. Présumé innocent le juge qui fait campagne pour nettoyer New-York mais qui laissera bander dans des bordels de luxe les vrais commanditaires du plus grand attentat de l’histoire du pays à deux pâtés d’immeubles. Présumés innocents tous les hommes qui exploitent jusqu’à l’obésité la destruction du monde commun à grand renfort de scoops. Présumés innocents les starlettes nymphos, les maquereaux du PAF, les vendeurs de pollution mentale.

Le peintre flamand Jérôme Bosch les a tous déjà peint. En son temps, la présomption d’innocence, qui fait aujourd’hui causer les culs de poules et les camés du débat, l’aurait fait éclater de rire, lui le faiseur de monstres humains. La présomption d’innocence est la fable d’un monde qui l’a massacrée, d’un monde qui fonctionne à la seule condition que plus personne n’ait à se battre pour elle. Le cynisme marchand qui fait la texture de ce monde, son liant, son jus, c’est justement l’envers de l’innocence, sa négation ultime. Réglons le problème de l’innocence par le droit et consacrons-nous à temps plein à l’exploitation rapace des passions les plus basses. Fixons dans la loi notre condition d’innocent et salopons tout le reste.

Le procès de Strauss-Kahn, à côté de ce problème-là, ne pèse pas plus qu’un poil de cul sur la moquette.

H.B.

En passant

 Camarades jansénistes, amis taxidermistes, belges, belges, ma chienne, la tienne et chères cousines de Bretagne, en ce doux matin de juin où les jeunes filles en fleurs s’en vont à l’ombre à la recherche du temps perdu, une question me tourmente : qu’est ce que faire la fête ?

À l’heure de la perpétuelle déconnade festive, des lips-dubs, des opens-bars, des apéros-géants et des randos-rollers municipales – sponsorisées par Orange et Adidas, encadrées par des flics et les Motards en colère – à l’heure des soirées dites étudiantes « Droit : Les 30 ans du string !! ; Pharma emballe la mère Noël », à l’heure où des centaines d’abrutis consentants se trémoussent comme des quenelles chaque fin de semaine sur une musique d’eunuque, je m’interroge, cher lecteur : quelle fête pour le tef ?

Le constat est glaçant : le beau a progressivement tué la Beauté. C’est la mort de l’esthétique, la fin de la grâce. Le on n’est pas beau, mais le on se fait beau pour faire la fête. Un beau que la pub sanctifie, celui que tout le monde reconnaît. Un beau fade, mécanique, économique. Un beau sans coeur ni odeur, un beau qui écoeure, qui s’écoeure.

Le processus, rodé depuis longtemps, fonctionne par accumulation. D’autres parleraient de progrès. Toujours plus de mousse, plus de cul(s), plus de fun, plus de bruit, plus de cables, encore plus de watts et de décibels, plus de DJ, plus de cons sensuels anti-consensuels, plus d’Ashley, plus de Thibault Corrard, plus de phallique, plus de dancefloors, plus de cocktails, plus d’écrans-géants, toujours plus de déconnade, plus de cool, de frais, de free, de V.I.P., plus de strings, plus de photos, et tout cela avec encore plus de démocratie, oh oui ! oh oui ! mon Bernard-Henry Lévy.

Hélas, la fête – cette fête là – est finie, elle se périme elle même, avalée par les logiques économiques, commerciales, publicitaires qu’elle promeut maintenant. Fête du fric pour faire du fric.

Profites-en, toi, le bizut de la vie, le saint de la biture aliéné au sourire de la meute, toi le maquilleur du néant, dégueule ton absence d’imaginaire, vomis tes litres de vide, vautre-toi dans l’obscène indigence de ta pensée. Profites-en, ce soir « Pharma paye sa galette !! ». Une fois que tu auras décuvé de tes excès de vacuité, explique-moi ce que faire la fête veut dire ? Toi qui te voudrais non-conformiste, original, extravagant, comment expliques-tu le mimétisme de ta singularité, de ta provocation consensuelle ? Tu te rêvais à l’avant-garde ? Mais jouer la fantaisie, singer l’obscène et le cynisme, c’est encore s’aligner sur le commun, s’adapter à la misère en cours. C’est devenir le Boeuf Gras du carnaval permanent.

Loin de nous est maintenant la rimbaldienne Académie d’Absomphe. Les bacchanales modernes ne sont plus vecteurs d’imagination, moteurs pour la création. « Il ne faut plus (mais l’ont-ils déjà fait ?) se prendre la tête ! » beuglent les rois de la kermesse dans le langage de l’abrutissement collectif.

Faire la fête, c’est pour beaucoup ne plus penser. Si ce n’est à la prochaine, celle qui leur fera oublier la précédente. Mon frère, mon ami, mon amibe, le vide, ça s’oublie vite.

C.V.


En passant

En mai 1965, un dénommé Castoriadis, Cornélius de son prénom, intitulait une de ses conférences : La crise de la société moderne. Et pour lui, rien n’échappait à la crise : crise des valeurs, crise du travail, crise de la politique, crise de l’éducation, crise du sens, crise du progrès. Au moins nous étions sûrs d’une chose : ce qui était c’était la crise quand tout le reste n’était déjà plus rien.

Il ne restait plus à la crise (tout comme à la critique dont elle partage l’origine grecque, krisis) qu’à entrer en crise avec elle-même : c’est la crise de la crise. Et la crise de la crise, ce n’est plus la crise ici, la crise là-bas, la crise en haut, la Chrysostome, mais la crise partout, la crise universelle, la crise en pots, la crise en tomes. Pour qu’il y ait crise, il faut que l’on puisse mesurer l’écart entre la crise et la pas crise, entre la crête et la pâquerette. Il est nécessaire de savoir où commence la crise et où elle finit, ses délimitations en somme. Mais qu’advient-il lorsque la crise est partout ? Avant (en 1965), il y en avait, de la crise, mais moins qu’aujourd’hui puisque aujourd’hui, c’est la crise. S’il n’y avait pas plus de crise aujourd’hui qu’hier, nous ne dirions pas c’est la crise mais c’est la même chose.

La crise éternelle c’est la fin de la crise, la sortie de crise permanente par envahissement terminale de la crise. De la crise partout autant dire de la crise nulle part : il fallait y penser. La crise devient la norme, comme le n’importe quoi s’impose comme une règle de vie. Si tout est foireux plus rien ne peut l’être, si tout est en crise perpétuelle, il n’y a plus de crise : c’est l’éternelle sortie de crise.

La crise de la crise c’est l’histoire de ce peintre dessinateur et ami du conseil régional. Ne sachant ni peindre ni dessiner, il se dit : soit je corrige maladroitement mon tableau au risque de la médiocrité (c’est la crise) ; soit j’étale mes excréments sur la feuille pour que personne ne puisse supposer qu’il n’y a derrière toute cette merde aucune intention cachée (c’est la crise de la crise). Le résultat est tellement merdique qu’il est impossible que ce soit à ce point merdique puisque c’est aussi de la peinture, du dessin et du conseil régional. La crise de la crise c’est la perfection de l’apparence, la dissimulation de la crise dans la crise. – C’est la crise !, entonne le dindon poudré dans un débat. Si seulement c’était la crise ma volaille, si seulement il restait quelque part de la crise, c’est-à-dire une tension, une ligne de faille entre deux situations irréconciliables.

Nous l’avons tant aimée la crise avec ses conflits de valeur, ses luttes et ses tiraillements, ses déchirures et ses oppositions.  Avec elle, la prise de conscience reprenait du poil sur la bête. La crise c’était l’acné de notre jeunesse et la secrète jouissance de crever le bubon, l’attente d’une fin et la nostalgie d’un commencement. La crise, c’était cette dramatique accélération du temps, celle qui faisait battre le cœur un ton au-dessus.

Tout cela est fini, c’est la mort de la crise par le triomphe sans partage du thème de la crise, de la crise en thème.

T.E.F.

Numéro 3 disponible sur demande : journal.tef@gmail.com

Numéro 2 – Éditard

L’espoir fait vivre, dit-on. Le crétinisme aigu de cette formule – qui constitue aussi, cela dit en passant, sa meilleure garantie d’universalisation – réside en ceci : les sans-espoir sont déjà morts. Comme si la vie avait besoin de ça, d’espoir, comme si l’espoir avait un quelconque rapport avec la vie. Tenons pourtant cette certitude pour indubitable : vivre et espérer seraient deux choses aussi indissociables que boire et pisser.

Mais espérer quoi ? Espérer tout court, espérer en général, dans le vague, espérer pour espérer, nous répond l’espérant dans son langage : l’Esperansot. Chacun pourra remplir le vide : espérer gagner de l’argent, se faire plein d’amis, aller au paradis. Etrange omission tout de même, comme si le complément objectif (espérer quoi ?) était anecdotique dans la formule « l’espoir fait vivre », décoratif, ornemental. C’est ainsi que l’espoir d’entuber son prochain côtoierait sans dommages l’espoir de rencontrer l’âme sœur.

L’espérant est un ramasseur d’espoir et comme l’espoir fait vivre, dit-on toujours, l’Etat prévoyant et toujours attentif aux rumeurs de la foule entretient son humeur en disposant pour elle des petits sacs d’espoir un peu partout. À l’heure des messes lacrymales, celles où d’odieux nasillons vocifèrent leur joie de vivre mieux que les autres en aidant tous ces autres à garder de l’espoir, laisser un tas d’espoir sur le bord du trottoir est un crime. Seul le malade, le méchant égoïste, le vrai salaud peut rester indifférent à toutes ces déjections d’espoir que sécrète quotidiennement la modernicoué (nous désignons par ce concept farfelu l’ensemble de tous ceux qui espèrent encore être modernes quand il est désormais acquis que nous n’y arriverons jamais).

L’espoir est à la modernicoué ce que l’éther était à la physique d’antan : un gaz d’ambiance, une atmosphère. Dans ce contexte alchimique où tout devient espoir (l’eau, l’or et le jus de chaussette), la formule Tout est foutu, pourtant modeste dans ses déductions, sera frappée d’anathème. Si les inquisiteurs d’aujourd’hui pouvaient ajouter par voie législative à leur pouvoir cathodique l’usage de la torture sur tous les hérétiques de l’espoir, les geôles touristiques de la modernicoué n’y suffiraient pas. C’est en place publique qu’il faudrait faire avouer, à grands coups de conseillers psychologues d’orientation (les COP), les secrets espoirs, les inavouables attentes de ces déviants à enterrer très vite dans la Cause commune de l’espoir mondialisé.

Les amuseurs bourreaux, tout en clignant de l’œil, sortent de leurs gros sacs mille raisons d’espérer. Une grande raie faciale figée au collagène, un trou analphabète, rappellent aux mécréants les progrès de la science et l’espoir qu’elle fait naître par tous les orifices. Les mécréants d’hier sont-ils les pessimistes d’aujourd’hui ? Et encore le terme pessimisme rend mal notre problème : quelle dose d’optimisme déçu, quelle quantité d’espoir défait faut-il accumuler pour se dire pessimiste ? Les sans-espoir sont d’une autre farine, non pas la fluide qui ressemble à du lait qui ressemble à de l’eau qui vaut pour de la flotte, mais celle bien épaisse, un peu sèche, en boulettes qu’il convient de jeter pour espérer copier les crêpes de Suzette.

T.E.F.

Les vases communicants

À moins d’être illettré, ce qui n’est jamais à exclure en période de modernisme, on reconnaîtra sans mal que dans vases communicants, il y a quelque chose de vaseux. Ah, le vieux principe des vases communicants : le contenu aspiré par l’absence de contenu, la fin des dénivellations verticales.  

Ainsi résumé, il est passablement évident que nous vivons un intense moment de vases communicants pour des raisons d’épanchement du contenu dans le vide. Penser pour trois ou quatre, dans un coin, en petit comité et dans le dur en plus ? Et les lois de la physique des fluides ? La rétention, voilà le grand fléau à l’origine de toutes les inégalités.

La nature au contraire (qui suivre d’autre en période de fluide dégoulinade ?) nous enseigne les vases communicants : épancher le plus possible de savoir (pour les nuls, pour les jeunes, les vaseux, les potiches, à la télé, à la radio, dans le métro) afin qu’il n’y ait plus aucun bassin de rétention. Liquidons la morale montagnarde, liquéfions les dernières verticalités ! Le jour où tous les vases auront fini par communiquer, nous serons enfin au niveau.

T.E.F

Inadaptation à la bagnole

« L’automobile a tué les villes, elle a tué la vie urbaine, elle tue encore beaucoup plus que ça : c’est un instrument de déculturation, d’anti-civilisation extraordinairement efficace. C’est le type de l’objet que l’on présente comme objet de consommation durable et dont on aménage l’obsolescence de façon à ce qu’elle se détériore le plus rapidement possible. »

H. Lefebvre, 1972

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« L’éco-conduite est un ensemble de principes simples permettant d’optimiser la conduite en vue d’atteindre de très faibles niveaux de consommation et d’émissions de CO2, d’avoir une conduite éco-citoyenne, respectueuse de l’environnement, et sûre. »

Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, 2011

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Chaque objet de la modernité traîne avec lui son lot de contingences : le portable et ses tumeurs ; la télévision et ses flux de conneries ; la bagnole et ses villes-autoroutes.

Prenez au hasard un troupeau d’éco-conducteurs habitués à bourrer en ville ou sur autoroute, seuls dans leur bagnole. Mettez-les dans n’importe quel moyen de transport collectif : bus, train, métro. Admirez la non-communication de ces fantômes désoeuvrés, un casque vissé sur les oreilles, autistes consentants dans l’abrutissement collectif. Spectacle d’une « succession automatique d’opérations standardisées »1, dirait-on avec Adorno.

Dans l’esprit de l’homme moderne, confiant et progressiste, on ne se déplace pas en bicyclette : on fait du vélo, sur voie-verte le dimanche après-midi pour digérer vaguement la choucroute et épater sa belle mère, comme on fait du ski l’hiver sur les pistes de Méribel ; dans les deux cas, on bourre et on emmerde personne. Comment cet homme moderne, non-décliniste et optimiste peut-il alors concevoir cette aberration anthropologique qui consiste à utiliser le vélo comme moyen de transport quotidien, tel un ascète, « alors que c’est quand même plus simple en bagnole ! ». Cela expliquera sans doute le coup de klaxon un peu rude, l’accélération brutale et le dépassement serré rasant la selle du cycliste apeuré.

Cet homme moderne éco-conducteur se voudrait sans doute pédagogue : on ne va pas contre le bon sens, on ne refuse pas le progrès. Une pensée pour ce professeur de mathématiques insistant jadis sur la nécessité d’aller au plus simple quand on recherche la solution d’un problème arithmétique. Il s’entendit répondre par d’arrogants écoliers : « Nous, monsieur, on recherchera toujours la difficulté ». Cette improbable logique le laissa coi. Le plus probable avachissement collectif parfumé au bon sens semble hélas lui donner raison. Une simplification généralisée, totale et inaliénable : « on va pas se compliquer la vie ».

Ainsi chaque matin, pour le cycliste urbain, le retour au réel est brutal. Risquant sa vie dans des vapeurs de fioul, bravant la grêle et le brouillard, ce doux rêveur d’une autre époque espère encore passer pour héroïque aux yeux de ses contemporains motorisés. Que nenni ! La sentence est immédiate : pour le conducteur agressif mais écolo, stressé mais citoyen, le vélo est un obstacle comme un autre ; il gêne, au même titre que la chicane ou le dos d’âne, et la bagnole lui fait sentir. Les beuglants de l’asphalte forment des tas de tôles à fort coefficient de traumatisme crânien que le cycliste tentera d’éviter.

Embouteillage. Feu rouge. Un vélo pressé tente sa chance et se faufile entre les feignasses du bitume. Pris sur le fait par des agents assermentés, le cycliste, ce métayer des routes, doit s’acquitter d’une gabelle de 90 euros. Il se verra en outre retirer 4 points sur son permis de conduire une bagnole – le cycliste est parfois motorisé – avec obligation de suivre un dit stage de sensibilisation à la sécurité routière. Tentant vainement de plaider sa cause auprès des agents, il s’entendit répondre – la formule est grandiose – : « Vous, les vélos, vous êtes de plus en plus dangereux ». Avec ou sans casque.

 « La voiture, c’est la liberté » chantonnent le conducteur citoyen éco-responsable, et la publicité avec. Mieux, avec Pascal Salin, “économiste philosophe” : « L’auto est un formidable instrument de liberté […] Mais elle est aussi un espace de liberté. Bien protégé dans son automobile, chacun se sent chez soi. »2

Dans le pot-pourri des valeurs convoquées dès qu’il s’agit de défendre tout objet de la modernité moderne, celle de liberté est de loin la plus rentable. Osez émettre l’hypothèse d’une prohibition de l’usage de la bagnole en ville et appréciez-en l’effet immédiat sur votre voisin de droite et ma cousine de gauche : « Intolérant ! » s’indigne le bon démocrate ; « Marxiste ! » risque l’étudiant en L1 d’histoire ; « Sectaire ! » proteste le libertarien ; « Collectiviste ! » s’égosille P. Salin ; « Petite bite ! » braille l’hédoniste au frais avec Onfray ; « Facho ! » meugle le plus démuni. « Quel con ! » rumine le reste. Au risque de frôler l’absurde, prenons l’assertion pubarde au sérieux : peut-on mesurer le degré de liberté dont dispose un individu à l’aune du nombre de chevaux de sa bagnole ? De la taille de ses pneus ? De la quantité de kilowatts dégueulée par son moteur ?Encore plus fort avec Renault : « Renault Scénic. Pour les hommes qui n’ont pas peur de se conduire en père ». Amen.

Certes, le tout bagnole en matière d’urbanisme est passé de mode. À Dijon comme ailleurs, on nourrit la bonne conscience écolo collective en fleurissant les villes de vélos en libre-service aux noms ramollis – Vélib’, Vélodi et autres Vélopop’ – ou de moignons de pistes cyclables incertaines, à contre-sens pour accélérer l’hécatombe. Certes, ma soeur, ton chien, la tienne et mon voisin seront bientôt tous des éco-conducteurs citoyens et responsables, avec ou sans colza dans le moteur. Un zeste de colza, une pincée de vélos, un soupçon de tramways durables, une pointe de taxe-carbone et un colloque sur l’éco-mobilité : difficile de résister à l’enfumage. Mais qui pour réellement repenser la vie urbaine? Qui veut réellement réduire la place accordée à la sacro-sainte bagnole ? Mon voisin de palier ? Ta soeur de l’Allier ?

En définitive, si faire le guignol sur son Vélib’ est à la portée du premier ladre éco-citoyen venu, remettre en question ses propres pratiques demande un inévitable effort qui contraste avec la mollesse – la mouité écrirait Botul, l’ami de BHL – de nos cités autoroutières modelées pour et par la bagnole.

C.V.

1 M. Horkheimer et T. W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974.

2 P. Salin, Libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2000.