Manifeste

TOUT EST FOUTU.

Manifeste

Prendre à sa charge une pensée critique du contemporain nécessite un certain héroïsme, alors imaginez un peu la grandeur de la tâche si en prime tout est foutu ? Non pas que nous ayons à déplacer des montagnes théoriques (elles sont érodées de longue date) mais au sens où toute pensée critique du contemporain ne peut s’affranchir de l’insignifiance qui se présente à elle. Sous toutes les coutures, l’époque qui nous tient lieu de présent est insignifiante. Mais la caractéristique la plus fascinante de cette insignifiance c’est de rendre insignifiant tout effort de réflexion à propos de son insignifiance. A croire que l’insignifiance ala funeste propriété d’entraîner, dans un amoindrissement général, les quelques tentatives qui cherchent encore à signifier quelque chose à son sujet. Rendons grâce au présent : le journal Tout est foutu, en tant qu’il pense l’insignifiant, n’échappe pas à la règle.

Afin de bien saisir l’étendue de cette insignifiance du contemporain, procédons à une conversion du regard. La méthode (car il peut s’agir de cela, un chemin, fut-il négatif) consiste à prendre les pensées critiques les plus justes du siècle passé et à les aggraver. Passé un certain seuil d’aggravation, la réalité du processus en cours devient insaisissable. Des pensées qui il y a peu passaient pour critiques, contestataires, révolutionnaires même, sont désormais recyclées sous forme de petits manuels, de fiches, de glossaires. D’autres, un peu allégées, vont jusqu’à faire office de nouveaux lieux communs pour la conscience déniaisée.

Le grec ancien avait un mot pour dire l’au-delà de tout au-delà : epekeïna. Saurons-nous trouver le mot juste pour dire l’en deçà de tout en deçà, le plus bas que l’infiniment bas ? L’océan sans fond de la dissemblance qui effrayait en théorie Platon philosophe dans le Parménide est devenu notre bouillon quotidien, un flux ininterrompu d’images, de bruits, de mots, un continuum amorphe de stimulations incohérentes. Face à ce magma, la pensée critique ne peut plus chercher cet ordre minimal qui la protégeait du chaos ; elle s’y perd, elle est déjà perdue. Incapable de s’arrimer à des îlots de stabilité, elle dérive sans pouvoir susciter ce sans quoi elle n’est plus : une différence de potentiel. Une différence de potentiel ? Pour le Téléthon, « Nous avons tous raison(s) d’y croire ». Pour le journal Tout est foutu, plus aucune.

L’obscène surenchère de signes qui caractérise en propre les sociétés techniciennes avancées sature les derniers isolats de sens qu’elle aurait pu ouvrir. Elle ne s’oppose à rien mais elle absorbe tout. Alors que la pensée critique se voulait provocante, la provocation est devenue une mode, un passage obligé, une nouvelle soumission. Comment faire encore la différence entre une pensée qui provoque et une provocation sans pensée, quand la pensée elle-même partage le destin commercial d’une marque de dentifrice ? Et que gagnerons-nous à nous soumettre à ses exigences, à son travail, à ses ascèses ? Combien de points-retraite et de coupons-repas ?

Qui, dans un monde ravagé par le même, peut encore se dire sérieusement ethnologue ? Sociologue ? Anthropologue ? Philosophe ? Vous parlez de Sartre ? Regardez ces petits enfants, de médiocres représentants de concepts qui font le tour des foires au vin pour se faire mousser avec deux citations que chaque ego bouffi, mais cultivé en grande surface, acclimatera à la sauce de ses préoccupations hebdomadaires. C’est aussi pour eux que Sartre a écrit La Nausée.

La liste des bassesses qui se prévalent d’une pensée lucide, déniaisée et moderne remplirait des tomes au salon du livre et de la carte postale. Jamais une civilisation n’accoucha d’autant de poseurs certifiés, de cuistres bien établis, d’imbéciles assumés, de fats décomplexés. La question n’est pas de savoir s’il reste ici ou là un écrivain honnête dans un coin de salon, un poète à la tâche heureusement ignoré. Nous décrivons l’ensemble, le mouvement général qui, par la loi des grands nombres, dicte la cadence d’un avachissement aujourd’hui en deçà du seuil de pauvreté mentale.

L’observation lucide d’un processus d’autant plus fascinant qu’il semble ne concerner personne -qui n’est pas critique de cet état de fait ?- ne trouvera jamais de concepts à la hauteur de sa petitesse. C’est foutu. Platon mettait en garde la cohorte des disciples trop vite enclins à fonder sur une chiure de mouche. « Gardez votre mégalopsychie », leur disait-il, « une certaine hauteur de vue, une grandeur d’âme pour embrasser l’ensemble ». « Résistez à la bêtise », ajoutera Nietzsche, la doublure critique de Platon philosophe Mais il n’y a rien à faire contre la miniaturisation de la bêtise, omniprésente et invisible. Une fois réduits à sa hauteur pour la saisir, nous disparaîtrons avec elle.

Les ressorts de l’avachissement sont trop fins. S’il s’agissait simplement de bloquer les rouages d’une grosse machine, une coalition de forces aurait raison du levier. Le Capitalisme ? Il faut toujours une entité pour disculper les hommes. Dans les sociétés techniciennes avancées -vers quoi au juste ?- on le dit même en crise. Les hommes s’accrocheront pourtant becs et ongles à ses conforts, à ses joies, à ses peines, à ses quarts d’heure de cinéma, à son forfait de téléphone, à sa vie à crédit. Franchissons la dernière limite : la critique du capitalisme est un mythe. Au mieux, un bon effet de style. Qui se plaint face à l’ennemi d’une privation de liberté ? Qui tuerait ses amis sous la menace réelle d’un retour aux conditions de vie de l’avant-guerre

Ce qui est réellement passionnant dans l’anticapitalisme, c’est plutôt la réaction viscérale. Les anti-s- d’aujourd’hui feraient sûrement blêmir les anti-s- d’avant-hier. Voir l’homme se compromettre avec les pires bassesses, se saisir soi-même dans cette compromission, voilà pour le ressort du plus insupportable. Ce n’est certes pas le capitalisme qui écœure mais la complaisance obscène avec laquelle l’homme s’y adapte à ses jeux, l’empressement qu’il a de jouir à la sauvette des pires forfaitures en payant son forfait, la façon toute moderne avec laquelle il auréole cette jouissance d’un surcroît d’autocritique, qu’il récite, sans distinction de classes, tel un automate de l’autodérision. L’autoroute du cynisme, du bourgeois au prolétaire.

Tout est foutu ; et pourtant nous en sommes là. Contemporains de ce réel si irréel. Botul l’a dit, Parménide avant lui : Ce qui est est. Ce réel est. Donc tout est foutu.A vouloir trop juger, on risquerait d’y laisser aussi sa santé, son équilibre intime et le grain de sa peau. Non contente d’exercer sa besogne de censeur sur tout ce qui inquiète l’adaptation en cours, cette nécessité fonctionnelle -avons-nous le choix d’accepter la grande liquidation ?- se pare d’une morale : l’adaptation serait une valeur positive, l’inadaptation une tare. La nature a parlé : insignifiance ou pas, il faudra vivre demain.

Aujourd’hui encore, entendons le commun : – Mais il faut bien avancer dans la vie ! En terme de vieillissement, la chose est évidente, de techno-science aussi. Un pur fonctionnement, l’essence du mécanisme : ça marche, ça avance, ça bouge, ça passe etc. Vers où ? Pour quoi ? L’impératif technicien vaudra pour une morale. De là ces merveilles que sont les crises et les blocages. Nous serions -mais qui ne le sait pas déjà ?- dans une société en crise, une société bloquée. Quelle merveille en effet que le blocage dans une société bloquée qui doit avancer mais qui n’avance plus vraiment parce qu’elle est en crise, alors qu’il est tellement bon d’avancer dans la vie.

Que reste-t-il à penser ? Rien et tout à la fois, les deux se confondent. Admirer peut-être toutes les combinaisons qui renvoient le monde au même, c’est-à-dire à la non différence, à la tautologie, à la pure répétition de lui-même. Contempler les diverses façons, harmonieuses parfois, calamiteuses souvent, d’arriver à la même conclusion, évidente et certaine. Cette conclusion, notre point de départ, c’est le mat.

Allons-nous répondre à quelques objections ? Au besoin, oui. Une première salve d’objections se voudra psychologique. Tout est foutu, dites-vous, mais vous broyez du noir, ne seriez-vous pas un peu pessimistes, voiredépressifs ? Avez-vous des amis au moins ? Une pensée, à ce sujet, pour ce professeur d’allemand aujourd’hui à la retraite. Rituellement, à chaque poignée de mains, il s’exclamait sans humour : « Mais qu’est-ce qu’on fout là ? ». Cette phrase est une réjouissance pour l’esprit. Elle n’est pas bien comique, elle est plutôt cosmique. Qu’est-ce qu’on fout là, à ce moment déterminé de l’histoire aurait dit Karl Marx, au rayon pâté de tête de la supérette du coin en train de s’excuser pour avoir roulé avec son caddie géant sur les baskets délavées de cet adolescent coiffé d’un casque de chantier qui crache un bruit d’autoroute ? Qu’est-ce qu’on fout en effet à ce moment précis de la pendule cosmique espérant malgré tout un improbable son « Ce n’est rien, Monsieur, y a pas de mal. » ? Qu’est-ce qu’on fout là au milieu de toutes les objections psychologiques de Psychologie Magazine, « Tirez vous-même les ficelles » ou « Comment manipuler les autres sans souffrir soit même parce que ce serait trop con ? »  ? Tout est foutu,postulat initial pour surmonter la déprimante aporie : qu’est ce qu’on fout là ?

Une seconde salve d’objections se voudra philosophique. Tout est foutu, dites-vous, mais l’histoire n’est pas finie, la fin de l’histoire est un mythe. Il y a quelque chose de plaisant dans le philosophique et c’est la même chose qui agace à la fin : cet art de substituer un mot à l’autre afin de rapatrier la méchante position sur la bonne linéarité, de tout est foutu à la fin de l’histoire. L’histoire a-t-elle une fin ? 1er partie : l’histoire a une fin ; 2eme partie : l’histoire n’a pas de fin ; 3eme partie : la question est-elle bien posée ? La fin de l’histoire c’est fini parce que tout est foutu et réciproquement. Appelons cela l’axiome fondamental Tout est foutu après Deus sive natura (Spinoza) ou Chaos sive natura (Nietzsche). Ne reconnaît-on pas d’ailleurs une grande philosophie à la simplicité de ses axiomes ?

Une troisième salve d’objections (de loin la plus comique) se voudra politique. Tout est foutu, dites-vous, mais la politique est le contraire de la résignation. Vous donnez des armes aux bourgeois, aux nantis, aux bien-nés, vous délaissez l’engagement et acceptez de vous soumettre. Vous n’êtes qu’une belle âme ! Pour ne pas décevoir le politique engagé, le collectif T.E.F. ira aussi dans les A.G., les manifestations,les blocages de ronds-points, les monômes. Afin de lutter contre le désengagement politique, les membres du collectif voteront blanc et dessineront même un sexe en guise de protestation sur le bulletin. Le collectif T.E.F. s’engage à ne jamais dire du bien d’un C.R.S. qui tabasse un enfant, d’un politique qui tape dans la caisse, d’un professeur de fac qui pompe sur Internet, d’un étudiant qui bloque pour avoir son année sans aller au TD de la salle 304. Le collectif T.E.F. s’engage encore, et mieux, à faire traverser la mémé arthritique lepéniste de cœur au cabas surchargé.

Une dernière salve d’objections se voudra économique. Tout est foutu, dites-vous, mais c’est déjà foutu pour vous, vous n’aurez pas de lecteurs. Pour réussir économiquement, il faut être positif. Et bien ce sera foutu pour nous aussi. Par quel miracle profane échapperions-nous à l’anéantissement de l’insignifiance radicale par les vagues déferlantes de la rentabilité économique puisque tout est déjà foutu ? Le collectif T.E.F. diffusera le plus largement possible cette dernière objection au petit personnel du journal afin qu’il ne vienne à l’idée de personne de s’investir plus que de raison dans une entreprise déjà vouée à l’échec. A la différence des trois autres salves d’objections, la salve économique n’est jamais inutile.

Aurions-nous préféré être contemporains d’une période historique plus crédible ? Répondre par l’affirmative à cette question de trop tard venus c’est aussitôt concéder qu’il est toujours préférable de croire. Il faut y croire, ressasse le commun. Mieux, il faut y croire pour avancer. Le collectif T.E.F. n’y croit plus, ce qui lui donne plus de temps, de force et de loisir pour observer le manège de ceux qui y croient encore ou de ceux qui font semblant d’y croire pour être encore bien vus. Et ce manège est en tout point fascinant. Est-ce du cynisme ? Est-ce une posture esthétique ? Un divertissement de l’esprit ? Un peu de tout cela, mais un peu seulement. Le reste est peut-être à chercher dans l’étonnement du joueur d’échec averti,stupéfait d’observer que le jeu continue une fois la partie terminée. En droit, le jeu devrait être fini (c’est le mat) mais en fait les joueurs continuent de jouer comme si de rien n’était. Ont-ils connaissance de la situation des pièces ? Connaissent-ils les règles du jeu ? Savent-ils qu’ils ne peuvent que revenir en arrière (le take back de l’ordinateur) ou faire n’importe quoi quelques temps encore ? bloquer dans un sens, débloquer dans l’autre ? clouer ici, déclouer par-là ? avancer encore un pion parce qu’il faut, paraît-il, avancer dans la vie ?

Le spectacle de ce spectacle d’après la fin réclame, pour être goûté à sa juste mesure, une inaptitude qui ne s’apprend pas dans les écoles, une inaptitude qui échappe par principe aux objections psychologiques, philosophiques, politiques, économiques, une inaptitude qui rend aussi inapte à l’entretien méritant de la marche en avant du monde. Car il ne suffit pas de dire que tout est foutu (ce qui nécessite l’explicitation de quelques règles du jeu) mais de rendre compte aussi de ce qui se passe après. La question semblera saugrenue à tout joueur féru de mises en échec : et après le mat ?

Tout est foutu, dites-vous, mais votre position est facile, ironique, c’est celle du cynique contemporain ! Pourtant vous ne nous trouverez pas vautrés dans le tonneau de Diogène, ce branleur de certitudes naturelles, mais plutôt oscillant sur le fil de l’absurde, entouré de branleurs incertains.

L’humanité, sous couvert d’avancées radicales, de progrès ou d’insurrections qui viennent, entame un immense take back d’après le mat, un monstrueux revival. Ce revival aura aussi une fin, c’est une loi cosmique. Le collectif T.E.F. ne fera aucune hypothèse sur cette fin-là : au sens le plus noble, il s’en fout. Hora certa, mors incerta. Entre-temps il reste l’insignifiant spectacle des croyants d’après le mat dont le sérieux affligé porte à nos oreilles le comique de demain .

T.E.F.

4 réponses à “Manifeste

  1. Ouais, bon, c’est pas mal…
    Un peu dense tout ça. Et en même temps plein de vide.
    Contacte-moi si tu veux des conseils ou un coup de main.
    Je parle du site internet.

    F. B.

  2. Un lecteur insignifiant

    Vous oubliez, il me semble, une salve d’objections, que j’appellerai « humanitaire » :
    « Mais, pendant que vous écrivez votre canard – et que j’écris ce commentaire – il y a des êtres humains qui souffrent dans le monde, des gens victimes de guerres, de famines, de tortures, de dictatures, d’injustice, de pauvreté, et ça, ce n’est pas insignifiant ! »
    Réponse ?

  3. Un lecteur vraiment insignifiant

    Bon ok, j’aurais mieux fait de m’abstenir…

  4. Sebastien Varidon

    Oui tout est foutu … Le Monde ceci , le monde cela , les gens …Eux…Les autres…

    Vous proposez quoi dans le fond ? Un monde parfait qui aurait réagi suite à votre analyse basique ??? Déjà il y à trop de phrases ! condensez , venez à l’essentiel, choisissez mieux vos mots , et surtout osez exprimer une vraie opinion plus affirmée que ce brouhara de pis aller…
    Et puis penseu au Monde , un peu et aux gens , car ce Monde cette socièté cette horreur que vous prétendez dénoncer et juger , c’est vous aussi !
    La critique est très aisée , les critiques sont comme les Eunuques ils savent , mais ne peuvent pas ! Vous voyez pour mon cas je préfère largement une vraie résistance , dans les actes ! Mais qui porte ses fruits pour la communauté. Et ne me dites pas que c’est foutu…Parceque Gandhi aussi aurait pu le dire, et de manière bien plus affirmée…

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